8.07.2006

L'autre Bolivie

En repassant sur mon blog, il y a quelques jours, je me suis apercue que jusqu'a maintenant, le portrait que j'ai peint de la Bolivie tient plus du récit d'une petite gringa en vacance que de ce qu'est vraiment la Bolivie que j'apprends a connaître depuis quelques mois. Question de rétablir un certain équilibre et profitant du fait que Le Devoir publiait, la semaine dernière un dossier complet sur le Bolivie, je me permets de vous retranscrir au moins le premier article!


DES ANDES A L'ORIENTE, UN GRAND VENT D'ESPOIR
Guillaume Bourgault-Côté, Violaine Ballivy

En gagnant les élections présidentielles de décembre dernier en Bolivie, Evo Morales a fait naître un immense espoir dans la population autochtone, l'une des plus pauvres du continent. Nos collaborateurs rentrent d'un séjour de trois mois dans ce pays. Dans un série de six textes dont nous publions aujourd'hui le premier volet, ils dressent le portrait de la situation indienne Bolivienne. La Paz -- Le graffiti s'étend le long d'un mur dans une ruelle poussiéreuse de Cochabamba. Impossible de le manquer, ses lettres noires claquent sur la brique rouge. «Certains naissent avec de la chance. D'autres naissent en Bolivie.» Au coin de la rue suivante, une dame fait la manche, son enfant couché dans l'aguayo multicolore des Andes.

Naître en Bolivie en 2006, c'est lier son destin à celui du pays le plus pauvre de l'Amérique du Sud. Avec 70 % de possibilités de vivre dans la misère et une chance sur trois d'avoir un revenu quotidien d'un seul dollar. Le fossé entre riches et pauvres est abyssal. L'espérance de vie moyenne ne dépasse pas l'âge normal de la retraite au Canada. La malnutrition fait des ravages, l'eau potable est une denrée rare. Plusieurs indicateurs socioéconomiques sont désespérants : la Bolivie occupait en 2005 le 113e rang de l'indicateur de développement humain, sur 177 pays.

Et pourtant, il souffle depuis décembre un grand vent d'espoir sur toute la Bolivie. Rien à voir avec les puissantes rafales qui balaient quotidiennement la haute plaine de l'Altiplano, jusqu'aux sommets des crêtes montagneuses. Une brise douce, plutôt, surtout au visage buriné des Indiens, qui composent 65 % de la population.

Pour la première fois de l'histoire de ce pays, le président élu en Bolivie est issu de cette majorité autochtone. Evo Morales, un Indien aymara soutenu par les organisations sociales du pays, a en effet gagné les élections de décembre sur l'élève américain Jorge Quiroga.

Le poncho a battu la cravate. «Il est de notre terre, de notre culture, s'exclamait un électeur le jour de la victoire. Pour nous, c'est la fin de 500 ans de colonialisme.»


Celui qu'on appelle «Don Evo» incarne un concentré de Bolivie indienne : les cheveux épais, les traits typés, d'origine ouvrière minière, il a cultivé la coca et fut, plus jeune, gardien de lamas. À cette époque, dit-il avec humour, «je dormais sous un milliard d'étoiles. Président, je me contente d'un cinq étoiles.»


Comme tout le monde ici, il est fou de football. Mais ses idoles d'aujourd'hui soulèvent autrement les stades. Elles s'appellent Fidel Castro et Hugo Chavez et sont, avec Morales, les vedettes aux accents populistes d'une gauche revigorée en Amérique latine -- ce qui dérange passablement Washington.


Nouvelle mentalité

«Il faut voir le changement de mentalité opéré par l'élection de Morales, s'exclame l'historien aymara Waskar Tupai Ari. Historiquement, la grande majorité des Indiens de Bolivie ont toujours été très pessimistes par rapport au futur. Maintenant, vous parlez aux gens et ils débordent d'optimisme. C'est inespéré.»

Après des années de crises politiques, de blocages de routes et de manifestations souvent réprimées avec violence (guerre de l'eau, guerre du gaz), le pays a ainsi retrouvé un calme relatif depuis le début de l'année. «On donne la chance au coureur», explique Roberto de la Cruz, leader indien radical installé dans El Alto, la banlieue-misère de La Paz.

L'ampleur de la victoire de Morales a momentanément bloqué toute opposition. «C'est un résultat incroyable, reconnaît Mario Roqué, directeur du journal El Alteño. Mais c'est aussi apeurant : imaginez si Don Evo n'arrive pas à remplir ses promesses. Les gens ont tellement d'attentes... »

Pressé par une population qui a faim, littéralement, Evo Morales a enchaîné les décisions spectaculaires depuis qu'il a prêté serment au palais Quemado, le poing levé et une main sur le coeur. Il a lancé une nouvelle réforme agraire pour en finir avec le latifundisme. Il a nationalisé les hydrocarbures exploités par les compagnies étrangères. Il a annoncé un projet de décriminalisation de la feuille de coca. Et, surtout, il a mis en marche l'Assemblée constituante, dont l'ambitieux but est de «refonder la Bolivie». Rien de moins.

Le retour du balancier

L'Assemblée entamera ses travaux le 6 août. Ses membres ont été élus par la population au début du mois de juillet. Ils ont pour tâche essentielle de réécrire la Constitution bolivienne afin de «renverser le péché originel de la Bolivie , soit l'exclusion de 90 % de sa population», selon les mots du président. Entre autres choses, l'Assemblée s'attaquera aux épineux dossiers de la redistribution des pouvoirs de l'État et au problème agraire.

«La Constituante est importante pour tout le monde, dit la petite et combative Seguinda Flores, secrétaire exécutive de la Fédération des femmes Bartolina Sissa. Nous avons la chance de renverser des années de discrimination et d'injustice en réécrivant une Constitution qui fera une plus grande place aux Indiens.» Ce sera un grand pas, affirme Alvaro García Linera, vice-président du pays et sociologue réputé. «Au moment de la première Constituante qu'a connue la Bolivie, les Indiens n'étaient même pas présents pour servir le café.»

Lors des élections du 2 juillet pour composer l'Assemblée, le parti d'Evo Morales (Movimiento al Socialismo - MAS) n'a toutefois pas obtenu la majorité nécessaire (les deux tiers des députés) pour pouvoir imposer son programme. Cela obligera les représentants du MAS à négocier avec la droite. Le dialogue n'est pourtant pas précisément la force d'Evo Morales : on lui reproche souvent de présider le pays comme s'il était encore dirigeant syndical, en privilégiant l'affrontement (par exemple avec Washington, ou avec la droite bolivienne) au lieu de chercher un consensus.

C'est pourquoi plusieurs appellent la population à modérer ses espoirs dans la Constituante. «Les solutions miracles n'existent pas en Bolivie», indique l'analyste politique Marcelo Varnoux. Son bureau est perché dans le plus haut édifice de La Paz. On voit par la fenêtre le sommet de l'Illimani, qui veille sur la ville. «C'est un pays complexe, bigarré et contrasté», dit-il en regardant le paysage.

Contrastes

Il y a de fait au moins deux Bolivies dans ce pays. Celle des Andes est la plus connue : c'est l'image type de la Bolivie qui orne la couverture des guides de voyage. Une contrée plantée dans les hauteurs de la Cordillère, 4000 mètres au-dessus de la mer. Jamais rien de blafard. Des lamas et des alpagas qui paissent au pied des géants blancs. Des Indiens quechuas ou aymaras avec leur chapeau de feutre et leurs tissages colorés.

C'est la Bolivie des petits marchés publics où les cholitas vendent leurs légumes dans un joyeux désordre. Un endroit qui regorge de beautés naturelles époustouflantes, entre le désert de sel d'Uyuni et le lac Titicaca. Mais la carte postale est trompeuse. L'Altiplano, c'est aussi un climat hostile à l'agriculture, avec des terres arables peu fertiles et trop petites pour permettre la subsistance. Le chômage est fort, les problèmes de santé sont nombreux, la pauvreté reste endémique.

Puis il y a l'autre Bolivie, celle du bassin amazonien. L'Oriente. Moins connue, elle constitue pourtant les deux tiers du territoire. Climat tropical, épaisses forêts de jungle, absence de hauts sommets, terres généreuses mais concentrées entre les mains d'une poignée de grands propriétaires, le contraste est frappant.

C'est ici que l'on exploite les gisements en hydrocarbures du pays. C'est aussi ici que se concentre une bonne part de la richesse individuelle de la Bolivie -- ce qui n'empêche pas la majorité de la population de vivre pauvrement. La frontière physique qui existe entre le plateau andin et la plaine orientale demeure un rappel du fossé de l'inégalité qui mine la Bolivie, «un des pays les plus inéquitables sur un continent inéquitable», illustre Marcelo Varnoux.

Cette paupérisation de la société s'explique par une série de facteurs. Géographiques (pays enclavé, sol rocailleux, sécheresse et inondation), politiques (corruption), sociaux (marginalisation historique des Indiens), économiques (modèle inégal de croissance, très peu d'exportations).

Toutes les branches de l'économie ont été privatisées à partir de 1985. Cette année-là, la crise de l'étain a forcé le gouvernement à capitaliser son économie, sous les recommandations du Fonds monétaire international. Ce dernier a imposé à la Bolivie une des réformes structurelles économiques les plus profondes en Amériques latine : un échec monumental, estime-t-on généralement dans les cercles d'analyse de La Paz.

«Ce fut le début de l'État vide, analyse Jerjes Talavera, ancien sénateur de Santa Cruz, aujourd'hui recteur de l'Université nationale d'écologie. Nous avions une économie protectionniste, puis on s'est lancé tête baissée dans le néolibéralisme sans protection. Nous sommes devenus les meilleurs élèves du modèle : même Thatcher et Pinochet ne sont pas allés aussi loin que nous. Et le coût social et humain a été très lourd à payer.»

Ce portrait d'une Bolivie abonnée aux problèmes et aux défaites est toutefois en train de changer, clament plusieurs observateurs. «La Bolivie a les moyens d'être en bonne santé économique», dit notamment l'économiste et sociologue George Gray, responsable bolivien du programme des Nations unies pour le développement. «Le potentiel est énorme. Mais il faut diversifier nos revenus, miser sur la production de biens à valeur ajoutée pour rompre le cycle de croissance du nombre de personnes vivant sous le seuil de la pauvreté [130 000 personnes de plus chaque année]. Après, tout devient possible.»

Assise sur une chaise en bois dans un petit local communautaire de Santa Cruz, Seguinda Flores est bien loin des grandes tables où s'élaborent les politiques macroéconomiques. Mais elle exprime la même espérance que George Gray par rapport au futur. «J'ai l'impression que, oui, tout est possible. Mais nous portons tous la responsabilité collective d'amener le pays ailleurs, de le pousser en avant. Ensemble.»